CHAPITRE II

Mon intention, en écrivant ces pages, était de raconter mon histoire. Je m’avise que je n’ai pas encore commencé.

Il me serait d’ailleurs assez difficile de dire exactement quand cela débuta. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce fut le 7 mai 2140. Bien entendu, ce n’est qu’après coup, et après y avoir longuement réfléchi, que j’ai fini par me convaincre que mon malheur remontait très exactement à cette date.

Ce jour-là, pourtant, il ne m’est rien arrivé de particulièrement extraordinaire, et ce fut une journée qui, comme tant d’autres, n’aurait laissé dans ma mémoire aucune trace remarquable s’il n’y avait pas eu la suite…

J’étais alors sur la planète Sérigny, découverte depuis peu et jugée habitable pour l’homme. La mission dont je faisais partie y était arrivée un mois plus tôt. Georges et Luigi, naturellement, étaient du voyage.

La planète Sérigny – la planète S, comme nous disions entre nous – nous parut d’emblée fort agréable, dans la région du moins où nous avions installé notre camp. Une mer bleue qui me rappelait la Méditerranée, des collines boisées, de belles plages et, au sud de l’endroit où nous étions, de riches terres où le blé pousserait à merveille. Déjà, sur ces terres, un millier de pionniers s’étaient installés. Il en arrivait d’autres, avec du matériel, de semaine en semaine. Une ville, Brinx, n’allait pas tarder à naître et à s’agrandir. Cela nous faisait de la compagnie. Mais bref… À quoi bon évoquer comment les choses se passent sur une planète en voie d’aménagement ? Notre mission se livrait aux travaux habituels : prospection minière, étude de la faune et de la flore, recherche des emplacements les plus propices à des installations hydrauliques, atomiques, urbaines, agricoles, etc.

Ce jour-là, j’étais parti en compagnie de mon frère Georges, vers une zone montagneuse que nous n’avions explorée jusqu’alors que par la voie des airs, et qui nous avait paru intéressante.

Nous étions très gais tous les deux. Je me sentais en excellente forme. Je découvris tout à coup un gisement de cuivre, puis un gisement d’or. Luigi avait repéré des troupeaux de bovidés qui lui avaient semblé propices à l’élevage.

Pour fêter ces découvertes – et aussi mon anniversaire qui tombait ce jour-là – nous fîmes tous deux un repas un peu plus copieux que de coutume, arrosé de cet excellent vin d’Italie dont nous avions apporté quelques bouteilles.

Après le repas – la chaleur aidant – je fus pris d’une légère somnolence.

— Fais la sieste, me dit mon frère en riant. Tu as dû manger un peu trop de ravioli, qui te pèsent maintenant sur l’estomac. Une heure de sommeil te remettra d’aplomb. Pendant ce temps, j’irai visiter ce bois que l’on voit là-bas. J’espère y trouver quelques insectes curieux.

Mon frère avait toujours été plus intrépide que moi. Collectionner les insectes était une de ses passions. Il s’éloigna à grands pas.

Je pris une couverture dans notre petit hélicab et allai m’allonger à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Je sombrai aussitôt dans le sommeil.

À cette époque-là, je ne rêvais pas très souvent. Mais j’eus un rêve. Plutôt une sorte de cauchemar. J’étais je ne sais où, la nuit, sur une sorte de lande déserte. Une grande fatigue m’accablait. Je m’étais couché sur le sol depuis un moment pour me reposer, et je regardais les étoiles. Tout à coup, j’eus l’impression – très désagréable – que de grands oiseaux noirs planaient au-dessus de moi. Mais étaient-ce des oiseaux ? Il aurait pu tout aussi bien s’agir de couvertures flottant dans l’air et que le vent agitait. Cela ressemblait à des battements d’ailes immenses.

La chose dura un moment. Je ne me sentais pas rassuré. Je n’osais pas bouger. J’en aurais d’ailleurs été incapable. Tout le monde connaît cette sensation de paralysie que l’on éprouve parfois dans les rêves devant un danger mystérieux.

Les énormes chauves-souris continuaient à planer au-dessus de moi, noires, indistinctes, inquiétantes. J’entendais un froissement léger, une sorte de murmure. Brusquement, je pensai : « Elles attendent que je sois mort pour se précipiter sur moi et me dévorer. » On a toujours des idées stupides dans les rêves.

Brusquement, un des oiseaux se laissa descendre vers moi. Je voulus crier, mais aucun son ne sortit de ma gorge. Ce n’était plus un oiseau, pas même une chauve-souris, mais je ne sais quoi d’aussi informe qu’un nuage. La chose se posa sur ma poitrine sans que je puisse faire le moindre mouvement. J’eus la sensation d’être enveloppé dans des couvertures épaisses et lourdes. J’étouffais silencieusement. Je crus ma dernière heure venue. Et soudain, je sentis sur mon avant-bras gauche une piqûre qui, pendant quelques secondes, me causa une souffrance aiguë. Un peu comme si on avait enfoncé dans ma chair un fer rouge.

Mais l’étreinte de la chose mouvante qui pesait sur moi peu à peu se dégagea. Bientôt, je ne sentis plus qu’une pression légère et bizarre sur ma poitrine. Et enfin je respirai librement.

C’est à ce moment-là que je fus réveillé par une voix familière. J’ouvris les yeux, haletant encore un peu. Mon frère était debout devant moi. Il tenait dans sa main une boîte au fond de laquelle reposait, sur un lit de coton, un papillon magnifique, d’un rouge intense, avec des taches jaunes. Georges souriait et semblait ravi. Mais brusquement, son sourire s’effaça.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? me demanda-t-il.

Je devais être encore très pâle. Je ne lui parlai pas du cauchemar que je venais d’avoir. Maintenant que j’étais réveillé, je le jugeais complètement idiot. Je savais en outre que l’impression pénible qu’il m’avait laissée se dissiperait très vite, ce qui d’ailleurs fut le cas.

— Rien, dis-je. Tout va très bien. J’ai peut-être la bouche un peu pâteuse. Mais ce doit être le chianti. Tu as trouvé un bien beau papillon.

— Oui, un spécimen absolument inconnu, et qui va enrichir ma collection… Mais, dis-moi, André, tu as l’œil un peu fiévreux. Laisse-moi tâter ton pouls.

Il prit mon poignet, regarda sur sa montre l’aiguille des secondes.

— Légère agitation fébrile, dit-il. Nous ferions bien de rentrer au camp.

— Mais non, dis-je. Je me sens parfaitement en forme.

— Mais si, fit-il. Je vais te faire avaler un cachet, et nous allons repartir. Une petite indigestion, sans doute.

Georges est mon aîné. J’avais pris depuis longtemps l’habitude de lui obéir. Nous nous sommes dirigés vers l’hélicab. J’absorbai un cachet et nous partîmes.

Tandis que nous voguions au-dessus d’une belle région boisée parsemée de lacs, j’éprouvai à l’avant-bras gauche une petite démangeaison. Je me grattai machinalement puis regardai l’endroit. Sur la face interne de mon avant-bras, j’aperçus un petit point rouge entouré d’un léger cerne blanc. « Quelque insecte qui m’a piqué pendant que je dormais… » pensai-je. C’est alors que le cauchemar – déjà oublié – me revint en mémoire.

« Tout s’explique, me dis-je. Car nos rêves ont presque toujours une cause externe ou un état pathologique. Une digestion difficile – d’où ces oiseaux noirs et ces couvertures qui pesaient sur moi – et une piqûre d’insecte… Voilà qui suffit pour provoquer un épouvantable cauchemar. »

Mais je continuai à ne pas parler à mon frère de ce ridicule incident, les piqûres d’insecte étaient monnaie courante au cours des missions que nous accomplissions sur des planètes plus ou moins inconnues, et nous étions tous solidement immunisés contre tous les venins possibles et imaginables. Tout au plus, risquions-nous, dans les cas les plus défavorables, d’avoir un peu de fièvre. C’était bien ce qui se passait… Il n’y avait pas lieu de s’alarmer…

Pourtant, ce soir-là, une heure après notre retour au camp, il me fallut bien constater que ma fièvre empirait…

Georges m’examina. Il me fit une prise de sang, se livra à une analyse minutieuse.

— Je ne vois rien, dit-il enfin. Absolument rien d’inquiétant.

Mais trois jours plus tard, malgré ses médications, ma fièvre n’était pas tombée. C’est alors que je lui parlai, non pas de mon cauchemar, mais de la piqûre qu’un insecte avait dû me faire pendant mon sommeil. Il examina mon bras. Pas la moindre trace d’inflammation. Le petit point rouge était presque invisible.

Il hocha la tête.

— Je ne crois pas que ta fièvre ait le moindre rapport avec cette piqûre. Mais si demain elle persiste, il faudra que tu regagnes la Terre par le prochain astronef qui, précisément, part demain soir. C’est l’avis de Luigi. C’est aussi l’avis du chef de mission à qui j’en ai parlé il y a un instant.

Je protestai, mais faiblement. Je ne me sentais réellement pas bien.

Le lendemain, je quittai la planète Sérigny, navré de laisser mon frère, Luigi et tous les bons amis que j’avais dans notre groupe, mais heureux à la pensée que j’allais retrouver Mérinda et mon fils, que je n’avais guère eu le temps de cajoler, car il n’avait que cinq mois lorsque nous étions partis.

Le voyage de Sérigny à la Terre dure quatre jours par l’hyperespace. Le troisième jour, ma fièvre était complètement tombée ! Je jugeai l’aventure assez cocasse. Mais on allait joliment se moquer de moi au service sanitaire de l’institut de recherches. Bien beau si on ne m’accusait pas de tirer au flanc et de m’être fait octroyer un petit congé supplémentaire ! Car, de toute façon, je ne repartirais pas avant trois mois.

Je me sentais un peu confus et presque coupable.

Il est vrai que j’ignorais ce qui allait suivre…

Maintenant, je sais…

Je sais, sans nul doute possible, que c’est bien le 7 mai 2140, jour de mon anniversaire, et alors que je dormais dans un bouquet d’arbres, à cinquante mètres de notre hélicab, qu’ils ont pris contact pour la première fois avec moi.